Lorenzaccio - Acte V - Scène 2

À Venise.

PHILIPPE STROZZI, dans son cabinet.

J’en étais sûr. — Pierre est en correspondance avec le roi de France ; le voilà à la tête d’une espèce d’armée, et prêt à mettre le bourg à feu et à sang. C’est donc là ce qu’aura fait ce pauvre nom de Strozzi, qu’on a respecté si longtemps ! il aura produit un rebelle et deux ou trois massacres. Ô ma Louise ! tu dors en paix sous le gazon ; l’oubli du monde entier est autour de toi, comme en toi, au fond de la triste vallée où je t’ai laissée.

On frappe à la porte.

Entrez.

Entre Lorenzo.

Lorenzo.

Philippe ! je t’apporte le plus beau joyau de ta couronne.

Philippe.

Qu’est-ce que tu jettes là ? une clef ?

Lorenzo.

Cette clef ouvre ma chambre, et dans ma chambre est Alexandre de Médicis, mort de la main que voilà.

Philippe.

Vraiment ! vraiment ! cela est incroyable.

Lorenzo.

Crois-le si tu veux. Tu le sauras par d’autres que par moi.

Philippe, prenant la clef.

Alexandre est mort, cela est-il possible ?

Lorenzo.

Que dirais-tu si les républicains t’offraient d’être duc à sa place ?

Philippe.

Je refuserais, mon ami.

Lorenzo.

Vraiment ! vraiment ! cela est incroyable.

Philippe.

Pourquoi ? cela est tout simple pour moi.

Lorenzo.

Comme pour moi de tuer Alexandre. Pourquoi ne veux-tu pas me croire ?

Philippe.

Ô notre nouveau Brutus ! je te crois et je t’embrasse. La liberté est donc sauvée ! Oui, je te crois, tu es tel que tu me l’as dit. Donne-moi ta main. Le duc est mort ! ah ! il n’y a pas de haine dans ma joie ; il n’y a que l’amour le plus pur, le plus sacré pour la patrie ; j’en prends Dieu à témoin.

Lorenzo.

Allons ! calme-toi ; il n’y a rien de sauvé que moi, qui ai les reins brisés par les chevaux de l’évêque de Marzi.

Philippe.

N’as-tu pas averti nos amis ? N’ont-ils pas l’épée à la main à l’heure qu’il est ?

Lorenzo.

Je les ai avertis ; j’ai frappé à toutes les portes républicaines avec la constance d’un frère quêteur ; je leur ai dit de frotter leurs épées, qu’Alexandre serait mort quand ils s’éveilleraient. Je pense qu’à l’heure qu’il est, ils se sont éveillés plus d’une fois, et rendormis à l’avenant. Mais, en vérité, je ne pense pas autre chose.

Philippe.

As-tu averti les Pazzi ? l’as-tu dit à Corsini ?

Lorenzo.

À tout le monde ; je l’aurais dit, je crois, à la lune, tant j’étais sûr de n’être pas écouté.

Philippe.

Comment l’entends-tu ?

Lorenzo.

J’entends qu’ils ont haussé les épaules, et qu’ils sont retournés à leurs dîners, à leurs cornets et à leurs femmes.

Philippe.

Tu ne leur as donc pas expliqué l’affaire ?

Lorenzo.

Que diantre voulez-vous que j’explique ? croyez-vous que j’eusse une heure à perdre avec chacun d’eux ? Je leur ai dit : Préparez-vous ; et j’ai fait mon coup.

Philippe.

Et tu crois que les Pazzi ne font rien ? qu’en sais-tu ? Tu n’as pas de nouvelles depuis ton départ, et il y a plusieurs jours que tu es en route.

Lorenzo.

Je crois que les Pazzi font quelque chose ; je crois qu’ils font des armes dans leur antichambre, en buvant du vin du Midi de temps à autre, quand ils ont le gosier sec.

Philippe.

Tu soutiens ta gageure ; ne m’as-tu pas voulu parier ce que tu me dis là ? Sois tranquille ; j’ai meilleure espérance.

Lorenzo.

Je suis tranquille, plus que je ne puis dire.

Philippe.

Pourquoi n’es-tu pas sorti la tête du duc à la main ? Le peuple t’aurait suivi comme son sauveur et son chef.

Lorenzo.

J’ai laissé le cerf aux chiens ; qu’ils fassent eux-mêmes la curée.

Philippe.

Tu aurais déifié les hommes, si tu ne les méprisais.

Lorenzo.

Je ne les méprise point ; je les connais. Je suis très persuadé qu’il y en a très peu de très méchants, beaucoup de lâches, et un grand nombre d’indifférents. Il y en a aussi de féroces, comme les habitants de Pistoie, qui ont trouvé dans cette affaire une petite occasion d’égorger tous leurs chanceliers en plein midi, au milieu des rues. J’ai appris cela il n’y a pas une heure.

Philippe.

Je suis plein de joie et d’espoir ; le cœur me bat malgré moi.

Lorenzo.

Tant mieux pour vous.

Philippe.

Puisque tu n’en sais rien, pourquoi en parles-tu ainsi ? Assurément tous les hommes ne sont pas capables de grandes choses, mais tous sont sensibles aux grandes choses : nies-tu l’histoire du monde entier ? Il faut sans doute une étincelle pour allumer une forêt ; mais l’étincelle peut sortir d’un caillou, et la forêt prend feu. C’est ainsi que l’éclair d’une seule épée peut illuminer tout un siècle.

Lorenzo.

Je ne nie pas l’histoire ; mais je n’y étais pas.

Philippe.

Laisse-moi t’appeler Brutus ; si je suis un rêveur, laisse-moi ce rêve-là. Ô mes amis, mes compatriotes ! vous pouvez faire un beau lit de mort au vieux Strozzi, si vous voulez !

Lorenzo.

Pourquoi ouvrez-vous la fenêtre ?

Philippe.

Ne vois-tu pas un courrier qui arrive ? Mon Brutus ! mon grand Lorenzo ! la liberté est dans le ciel ; je la sens, je la respire.

Lorenzo.

Philippe ! Philippe ! point de cela ; fermez votre fenêtre ; toutes ces paroles me font mal.

Philippe.

Il me semble qu’il y a un attroupement dans la rue ; un crieur lit une proclamation. Holà, Jean ! allez acheter le papier de ce crieur.

Lorenzo.

Ô Dieu ! ô Dieu !

Philippe.

Tu deviens pâle comme un mort. Qu’as-tu donc ?

Lorenzo.

N’as-tu rien entendu ?

Entre un domestique, apportant la proclamation.

Philippe.

Non ; lis donc un peu ce papier, qu’on criait dans la rue.

Lorenzo, lisant.

« À tout homme, noble ou roturier, qui tuera Lorenzo de Médicis, traître à la patrie et assassin de son maître, en quelque lieu et de quelque manière que ce soit, sur toute la surface de l’Italie, il est promis par le conseil des Huit à Florence : 1o quatre mille florins d’or sans aucune retenue ; 2o une rente de cent florins d’or par an, pour lui durant sa vie, et ses héritiers en ligne directe après sa mort ; 3o la permission d’exercer toutes les magistratures, de posséder tous les bénéfices et privilèges de l’État, malgré sa naissance s’il est roturier ; 4o grâce perpétuelle pour toutes ses fautes, passées et futures, ordinaires et extraordinaires. »

Signé de la main des Huit.

Eh bien ! Philippe, vous ne vouliez pas croire tout à l’heure que j’avais tué Alexandre ! Vous voyez bien que je l’ai tué.

Philippe.

Silence ! quelqu’un monte l’escalier. Cache-toi dans cette chambre.

Ils sortent.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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